Bernard Barthalay : Constituante européenne et biens communs

Francesco Pigozzo et Daniela Martinelli ont posé les questions suivantes à Bernard Barthalay : nous publions ici ses réponses dans l’original français. Lisez ici (et ici pour la continuation) la traduction italienne, introduite et commentée par les intervieweurs, qui a été publiée par Rinnovabili.it.

Quelles connexions et quelles contradictions envisagez-vous dans votre vie concrète entre ce qui vous occupe en tant qu’individu (travail, recherches, passions, obsessions…) et ce qui vous préoccupe en tant que membre de plusieurs collectivités humaines à plusieurs échelles, du local au global?

Né en 1945, j’ai grandi sous le régime Bretton-Woods. Je vieillis sous le régime Wall Street. Présentée dans ces termes, la différence n’est pas sensible. Mais, sous la reconstruction, mes parents pouvaient raisonnablement avoir pour moi l’espoir d’une croissance infinie, en tout cas celui d’une situation matérielle supérieure à la leur. Les choses que je vois « croître » depuis la naissance de mon propre fils, c’est la dégradation de l’air que je respire, la malbouffe, la surconsommation compulsive d’objets inutiles fabriqués à l’autre bout du monde, la congestion urbaine, la déforestation, la dégradation des terres agricoles, et autres absurdités. Ce que je vois décroître :  le civisme, la solidarité, l’entr’aide, la reconnaissance sociale des faibles et des exploités. Quand je réfléchis aujourd’hui aux quatre libertés (of speech, of religion, from want, from fear) voulues par Roosevelt et devenues à la fin du conflit le socle des droits universels, je me désole de voir les journalistes de mon pays muselés par un milliardaire, et de devoir pour me faire une idée juste et complète de la situation du monde puiser à des sources extérieures ou alternatives ; ou de voir le gouvernement de mon pays détourner quotidiennement le beau principe  de laïcité contre la liberté de mes concitoyens musulmans de pratiquer leur culte ou de circuler librement sans contrôle au faciès ; ou d’apprendre que 20 % de mes concitoyens vivent sous le seuil de pauvreté, que les sans-abris sont le cadet des soucis des classes moyennes, des riches et du gouvernement, qu’une dizaine de familles accaparent plus de la moitié des revenus du pays tandis que pour d’autres la fin du mois commence le 12 ; ou de constater que les médias s’emploient quotidiennement à détourner l’attention de la baisse du pouvoir d’achat, des inégalités, de la destruction de la bio-diversité, de la corruption des gouvernants, de l’évasion fiscale, par des séquences télévisées où alternent immigration, voile « islamique »,  insécurité, pandémie, violences policières, pour fabriquer la peur et l’anxiété, alimentant l’expansion du vote fasciste. La cause de ces maux est sciemment occultée. Prononcer le mot capitalisme est devenu l’indice d’une opposition radicale, diabolisée par la presse de droite ou la télévision en continu. Le déplacement du pouvoir de la puissance publique à la finance de marché et à l’économie de plates-formes est passé sous silence et l’économie politique elle-même est condamnée d’avance devant une opinion publique ignorante comme un déni de scientificité puisque la seule « science » légitime est le scientisme des économistes libéraux. La bête immonde revient au galop. Pour l’empêcher de renaître, quelques hommes avaient conçu sous le fascisme le projet d’une fédération européenne capable non seulement d’interdire la guerre entre Européens, mais aussi réduire la nocivité des féodalités industrielles et financières qui avaient soutenu Mussolini et Hitler. Ce projet est plus actuel que jamais. Mais la toute-puissance de la finance, qui a intérêt à la division de la société européenne en Etats, pour mieux domestiquer la puissance publique, condamne le mot d’ordre de la « constituante européenne » à l’impuissance. La recevabilité du projet fédéral suppose un sursaut démocratique de gauche dans une France préfasciste. Et son initiative suppose un tournant de la politique allemande : du mercantilisme désintégrateur et de l’austérité dévastatrice aux transferts fiscaux et sociaux intra-européens et à une planification écologique de l’activité productive à toutes les échelles, des communes au continent en passant par les régions et les pays membres. L’Allemagne est le pays qui a, en dépit des apparences, le mieux résisté à la financiarisation, grâce à la co-détermination et au financement bancaire de son Mittelstand (son tissu industriel d’entrepises petites et moyennnes). Le sursaut démocratique en France se joue entre l’investiture populaire encore possible en janvier d’un candidat unique de gauche à la présidentielle et les législatives. Le leadership européen de l’Allemagne dépendra de la capacité du chancelier social-démocrate et des verts à imposer à leur partenaire libéral l’abandon de l’obsession du déficit et de la dette.

“Si tout le monde agissait ainsi, personne ne pourrait agir ainsi“. “Si nous continuons à agir ainsi, biento^t nous ne pourrons plus agir ainsi”. Quelles réalités ces deux phrases vous évoquent-elles ?

Si tout le monde voulait consommer comme l’Européen moyen de la statistique, il faudrait plusieurs planètes pour satisfaire les besoins humains. Comme nous n’en avons qu’une, il faut dire « stop ». Si les gouvernements, et la finance de marché, largement alimentée par la rente fossile, ne mettent pas un terme à leur déni systémique du risque climatique, l’accélération du réchauffement, déjà commencée, conduira les sociétés humaines au chaos, à la famine et à la guerre, c’est-à-dire à des situations où le gouvernement du monde selon la raison céderait le pas à la barbarie et à son corollaire, la tyrannie. Le grand Kant, dans une anticipation inattendue de la pensée de Marx, avait conditionné la paix à une situation matérielle où les Etats, trop endettés, ne pourraient plus financer les guerres. Aujourd’hui, c’est la survie du genre humain qui est conditionnée par les limites matérielles des ressources physiques de la planète.

Les problèmes de la “durabilité” écologique, économique, sociale et culturelle de la civilisation humaine deviennent enfin visibles à toutes et tous – pourtant, on retarde et on embrouille encore la prise de décisions collectives conséquentes à accomplir : n’est-ce peut-e^tre pas que l’organisation politico-institutionnelle humaine elle-me^me n’est pas durable ?

Les COP se heurtent à la même difficulté que la Société des Nations hier ou le Conseil de l’UE encore aujourd’hui. Elles prétendent réunir le consensus d’Etats qui, eux-mêmes, se prétendent souverains, de sorte que chacun dispose de facto d’un droit de veto. Le réalisme commande donc de voter. Les Etats devraient accepter le résultat d’un vote pondéré représentatif d’une majorité des humains. Les pays membres de l’UE sont disqualifiés à présenter une procédure de décision sans se l’appliquer d’abord à eux-mêmes. Comme les grands Etats ont la mauvaise habitude de négocier entre eux au mépris de la souveraineté factice des autres, l’intérêt des Européens est mal défendu. L’Allemagne ou la France ou l’Italie, encore moins le Royaume-Uni, ne peuvent prétendre représenter les Européens. Il faudrait donc, dans l’adversité, que les Européens face front commun, au lieu de s’aligner sur les plus puissants. Cela s’appelle la fédération.

SVP aidez-nous, en réfléchissant à votre expérience, à construire une réponse collective à la question suivante : que est-ce qu’il faut absolument qu’un e^tre humain sache et apprenne à faire aujourd’hui?

Il faut qu’il connaisse ses droits :

– Déclaration de Philadelphie (intégrée à la Constitution de l’OIT) ;

– Préambule de la Charte constitutive des Nations Unies ;

– Déclaration Universelle des droits de l’homme ;

pour les Européens :

– Charte sociale européenne (dite « de Turin ») ;

– Charte européenne des droits sociaux fondamentaux ;

– Charte européenne des droits fondamentaux ;

pour les Français :

– Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ;

– Préambule de la Constitution de 1946 ;

pour les autres, les textes équivalents.

Il faut qu’il connaisse l’écologie scientifique et qu’il lise les rapports du GIEC ;

Il faut qu’il connaisse les rudiments de l’agriculture biologique, en théorie et en pratique ; qu’il sache trier les déchets, nettoyer l’environnement et la forêt, calculer son empreinte carbone et élaborer un plan de réduction de celle-ci (isolation thermique des bâtiments ; autonomie énergétique du foyer) ; il doit, si possible, prendre l’initiative d’un tel plan, à l’échelle de sa commune, et demander à sa commune de le faire à l’échelle intercommunale (une bonne échelle est le pagus romain et, en ville, le quartier), régionale et interrégionale (une bonne échelle est le bassin versant des fleuves) etc. Il faut qu’il apprenne à lutter contre le feu, les inondations et les pandémies ; à assainir, réparer et reconstruire son propre logement ; il faut savoir remplacer les « essentiels » en cas de besoin : dispenser les premiers soins aux  blessés, collecter les déchets, organiser et gérer une ferme urbaine, une banque alimentaire etc. ; conduire un véhicule ou un engin de chantier ;   manipuler un bus, un tramway, voire même un train.

Il faut qu’il connaisse l’histoire de la résistance ; sache créer un réseau, organiser la défense d’un territoire.

Il faut qu’il connaisse l’histoire de la philosophie (pas seulement occidentale), celle des religions et des sagesses, l’économie politique (pas l’imposture économiste), les formes de gouvernement, notamment de celui des communs, plusieurs langues vivantes.

A la lumière des événements européens des 15 dernières années, quel bilan politique feriez-vous de l’architecture monétaire supranationale de l’Union européenne ?

Il est très difficile de porter un jugement historique sur l’union monétaire en zone euro sans visionner tout le film de Bretton-Woods au « whatever it takes ». Pour faire court, je choisirai comme référence et point de départ l’économiste Koichi Hamada, professeur à Yale et conseiller de la Banque du Japon, pour qui une union monétaire n’est pas viable sans l’unité politique, autrement dit sans politique économique unique, qui suppose une capacité publique de décision et d’action à l’échelle de la formation sociale qui se dote d’une monnaie unique. C’était déjà, soit dit en passant, la conviction du fondateur de la « théorie de la zone monétaire optimale » (1961), le Canadien Robert Mundell. A cet égard, j’avancerai que l’union monétaire reste en bascule entre praticabilité et impraticabilité depuis 1999, date de la mise en circulation de l’euro entre banques centrales.

Sans politique économique unique, l’économie européenne est exposée à sa désintégration, dont le signal le plus retentissant fut donné par le Chancelier Schröder et son interprétation de la  concurrence, partagée depuis par (imposée depuis à) tous les partenaires de l’Allemagne, comme concurrence des Etats membres et de leurs politiques salariales, sociales et fiscales respectives, sous couvert d’« attractivité » des territoires (la recette de la course au « moins-disant »), et non comme concurrence des entreprises sur un marché intérieur unique.

Il s’agit là en effet d’un renversement complet de la logique initiale du traité de Rome qui instituait sur le marché commun (protégé par un tarif douanier commun), une concurrence sans distorsion. C’est cette interprétation contraire à la visée d’origine qui prévaut depuis, entre gouvernements néo-libéraux. Dans le traité de Lisbonne, la formule de la « concurrence libre et non faussée » est accompagnée d’un protocole réaffirmant pourtant les principes du droit communautaire de la concurrence. Cette tartuferie est ni plus ni moins que la marque du dévoiement de la construction européenne au profit d’un mercantilisme (Exportmerkantilismus) national-allemand – ou, dit autrement, de l’alignement des partenaires de l’Allemagne sur la « désobéissance » de celle-ci à l’esprit « communautaire » du traité instituant la CEE (1957) et au concept de « cohésion économique, sociale et territoriale » introduit dans l’Acte unique (1985) et maintenu dans le traité de Maastricht (1992).

Les Etats qui s’étaient interdit de « distordre » la concurrence se sont donnés licence de la « fausser » sans vergogne ni répit. Une désobéissance nationale, du même ordre que celle que les néo-libéraux reprochent en France aujourd’hui à la Nouvelle Union Populaire écologique et sociale d’inscrire dans son programme et qui enfreindrait, s’il était appliqué, les règles d’équilibre budgétaire posées par le Traité de Maastricht (1992) mais jamais respectées.

Bref, pour que l’euro soit complet, il lui faut un budget, mais on comprend aussi que les urgences économiques (le « whatever it takes » de Draghi, 2012), écologiques (le Green Deal européen, 2019) ou sanitaires (le « quoi qu’il en coûte » de Macron, 2020) sont en rupture non seulement avec les règles d’équilibre, mais surtout avec la doctrine de la neutralité monétaire que la Bundesbank n’a eu de cesse d’imposer à ses partenaires depuis 1983 et qui repose sur ce postulat : la puissance publique doit gérer son budget comme un ménage, comme si la monnaie n’était qu’une dette, et donc une faute – Schuld en allemand. Ce qui soulève la question de la « souveraineté » de l’euro. La Fed crée des dollars autant que de besoin. Le dollar est « souverain ». C’est un fait. Depuis 2012, la BCE s’est convertie à la création monétaire, au profit du système bancaire, sans que les citoyens en voient la couleur. Si ce système, et donc les déposants et les emprunteurs ont passé sans encombre les crises récentes, c’est que les Etats membres, prêts à garantir les dépôts et les prêts, ont fait comme si la BCE était « souveraine », ce qui n’est pas vrai, en droit.

L’euro a introduit dans l’architecture institutionnelle européenne une contradiction majeure. Il peut être vu à la fois comme le signe le plus probant de l’existence concrète d’un contrat social européen (chacun des euros que nous manipulons quotidiennement, sous forme papier ou sous forme numérique, est bien une parcelle  de la « souveraineté » de fait de la BCE) et, tant que la BCE n’est pas le prêteur en dernier ressort d’un gouvernement européen, comme un révélateur des dissymétries entre Etats :

1) Entre l’Allemagne et ses partenaires : sans stabilisateurs automatiques permanents, c’est-à-dire sans Trésor fédéral, l’architecture actuelle de la zone euro fonctionne au profit des pays membres excédentaires, qui sont aussi, et pas par hasard les « frugaux ». Traduisons : ceux qui voudraient pratiquer l’appropriation nationale des gains – les excédents – et la socialisation européenne des pertes – les déficits, d’où leur rejet de ce qu’ils honnissent : une « union des transferts », ce que pourtant les Länder allemands s’appliquent à eux-mêmes : une péréquation financière (Finanzausgleich), qui partage aussi bien les gains que les pertes.

2) Entre les Etats-Unis et l’UE : Washington a le privilège de créer des dollars à profusion au bénéfice du Trésor américain, au seul risque de l’inflation (à surveiller bien sûr, tout le monde en convient), et sans compromettre la confiance dans sa monnaie. Le seul risque-dollar systémique est un risque financier, mais il pèse sur l’ensemble des pays engagés dans la financiarisation du capitalisme. En l’état actuel des choses, la BCE est interdite de création monétaire directe au profit de la puissance publique, de quelque échelle que ce soit, et  la « nouvelle théorie monétaire » (MMT), dont Stephanie Kelton et Pavlina Tcherneva sont les plus actives représentantes, ne peut donc s’appliquer en zone euro..

Vincent Mignerot : sortir de la zone de comfort

Francesco Pigozzo et Daniela Martinelli ont posé les questions suivantes à Vincent Mignerot : nous publions ici ses réponses dans l’original français. Lisez ici la traduction italienne, introduite et commentée par les intervieweurs, qui a été publiée par Rinnovabili.it.

Quelles connexions et quelles contradictions envisagez-vous dans votre vie concrète entre ce qui vous occupe en tant qu’individu (travail, recherches, passions, obsessions…) et ce qui vous préoccupe en tant que membre de plusieurs collectivités humaines à plusieurs échelles, du local au global ?

L’écologie, c’est étudier l’histoire des interactions des êtres vivants avec leur milieu. Appliquée à l’espèce humaine, c’est comprendre que ses aptitudes, acquises au fil de leur évolution, ont enclenché un mouvement ancien, s’accélérant, de dégradation des capacités de la biosphère à offrir la vie. Aujourd’hui, l’état de la planète interroge sur la possibilité d’une sixième extinction de masse, dont l’humanité elle-même pourrait ne pas réchapper.

Être humain et étudier l’écologie c’est alors devoir composer avec ses propres facultés, avec son propre impact sur le milieu naturel.

Le plus souvent l’esprit facilite la segmentation du réel, procure l’illusion que l’individu est une entité indépendante de l’ensemble des liens qui définissent le monde. L’écologie contrarie l’illusion : elle oblige à prendre en considération certains agencements de la réalité qu’il est plus agréable d’occulter. S’extraire intentionnellement de sa zone de confort émotionnel engendre des tensions, une certaine dissonance est inévitable.

Pour ma part, étudier la complexité de l’existence a eu pour conséquence qu’une part de ce qui me constitue psychiquement reste au-dehors, hors de la sphère protectrice qui définit ma subjectivité. Je perçois, ressens, éprouve en permanence que quelque chose d’autre à moi-même, d’extérieur, m’impose ses règles, son diktat.

Mes plaisirs ne sont plus aussi légers, aussi insouciants qu’autrefois. Je dois en permanence être précautionneux avec mon entourage, dont je dois respecter les défenses, sans quoi le dialogue ne serait plus possible. Je dois autant que possible réduire mes revenus et ma consommation, sans pour autant me fragiliser trop ou fragiliser mes proches. La prise de conscience des contraintes qui régissent mon existence et celle de tous, l’acceptation de mes contradictions, des limites de mes capacités à « faire changer les choses » accroît sans doute quelques frustrations. Mais elle rend dans l’ensemble ma vie considérablement plus cohérente et sereine, conditions nécessaires afin d’être au mieux disponible pour la pensée et l’action collectives.

“Si tout le monde agissait ainsi, personne ne pourrait agir ainsi“. “Si nous continuons à agir ainsi, bientôt nous ne pourrons plus agir ainsi”. Quelles réalités ces deux phrases vous évoquent-elles ?

Il est parfois mal vu de rappeler que l’espèce humaine est avant tout une espèce vivante, dont les sociétés constituent des écosystèmes à part entière, régis par des règles tout à la fois issues de l’histoire de la vie sur Terre et des constructions culturelles qui singularisent cette espèce. Il paraît important de rappeler que l’humanité ne peut pas rompre ses liens de dépendance avec son milieu, qu’elle exploite de façon si spécifique, ni fonctionner elle-même sans prendre en considération que ses interactions avec ce milieu influencent aussi son organisation interne.

Il faut pouvoir repenser que l’humanité constitue un « nous », c’est-à-dire une communauté de vivants dotés des mêmes capacités potentielles d’exploitation dérégulée du milieu. Même si tous les humains n’ont pas toujours opéré cette dérégulation, ni hier, ni aujourd’hui, c’est bien ce « nous », dans son entier, quoi que l’humanité pense d’elle-même, qui pourra subir les limites du caractère exceptionnel de son adaptation. Une division conceptuelle arbitraire faite de catégories d’humains qui seraient censés fonctionner intrinsèquement différemment des autres – en bien ou en mal – est susceptible d’engendrer des tensions sociétales considérables, que divers obscurantismes sont assurément déjà prêts à récupérer.

Nous devons admettre que notre action, en soi, est porteuse d’un risque potentiel, quelque humain que nous soyons. Nous allons devoir composer, ensemble, avec une emprise sur le milieu qui emportera toujours avec elle, peu ou prou, une part de l’avenir de tous. Nous devons en être conscient, justement, afin de tempérer au mieux l’action collective.

Les problèmes de la “durabilité” écologique, économique, sociale et culturelle de la civilisation humaine deviennent enfin visibles à toutes et tous – pourtant, on retarde et on embrouille encore la prise de décisions collectives conséquentes à accomplir : n’est-ce peut-être pas que l’organisation politico-institutionnelle humaine elle-même n’est pas durable ?

Il n’est pas sûr que les stratégies d’évitement que nous observons aujourd’hui soient inédites. L’esprit humain semble doté de capacités qui lui sont peut-être exclusives, en tout cas exploitées par elle comme aucune autre espèce : la capacité au déni, d’une part, au rejet de responsabilité d’autre part. Nous sommes également enclins à croire plus fermement aux histoires que nous nous racontons qu’en la réalité que nous percevons. De plus, nous avons souvent tendance à raisonner à rebours : nous décidons du résultat que nous désirons obtenir – par exemple la croissance infinie, la réduction des émissions de CO2 ou une transition énergétique – et nous énonçons ensuite les récits qui seraient susceptibles de mener à ces résultats.

Tout au long de notre histoire nous aurions dû, et nous devrions désormais, avant d’engager une action collective ne rien dénier, ne rien rejeter, travailler par hypothèse et n’investir que les actions qui garantiraient n’exposer à aucun risque. Mais la stratégie de la prudence, l’application stricte du principe de précaution sont sans doute incompatibles avec les intérêts adaptatifs de court terme de l’humanité…

Nos errances contemporaines ne proviendraient alors pas d’un phénomène nouveau, d’une organisation politique spécifique, de stratégies particulièrement agressives de marketing vert ou de lobbying industriel. Nous devons envisager que ce que nous vivons aujourd’hui est le résultat d’un processus évolutif très ancien. L’humanité, parce qu’elle préfère développer des croyances qui servent ses intérêts immédiats, n’était peut-être pas durable dès son apparition.

SVP aidez-nous, en réfléchissant à votre expérience, à construire une réponse collective à la question suivante : qu’est-ce qu’il faut absolument qu’un être humain sache et apprenne à faire aujourd’hui ?

L’écologie, c’est découvrir un monde à la fois absurde et cynique. Cynique, parce qu’absurde. Aucun humain – aucun être vivant – ne peut sincèrement désirer admettre que les possibles ne sont disponibles qu’en quantité finie. Qu’il y aura une fin. Pour chacun, pour tous, sans garantie que l’après se souviendra, d’une façon ou d’une autre, de l’avant.

Le plus important semble alors de lutter contre l’absurdité. Contre le fatalisme qu’elle peut faire préférer. Mais justement, l’acceptation de la fatalité n’est pas un fatalisme. L’humain n’est pas parfaitement souverain dans ses décisions. Personne ne décide seul ni de sa vie ni de celle des autres, chaque décision est toujours le résultat complexe d’injonctions et contraintes contre lesquelles personne ne peut rien : les principes de la thermodynamique, la sélection naturelle, la longue histoire du développement des techniques, des cultures et des récits politiques, les circonstances immédiates elles-mêmes.

Accepter la fatalité ça n’est pas une résignation, c’est se réconcilier avec la marge de manœuvre, aussi réduite soit-elle, dont chacun dispose réellement. L’acceptation protège contre les fantasmagories, les illusions, minimise le risque d’erreur concrète.

Comprendre que chacun est toujours avant tout le résultat d’un processus évolutif qui le dépasse, qui dépasse l’humanité entière est à mon sens nécessaire afin de désinvestir la plus inquiétante des stratégies que nous sommes capables d’investir lorsque nous préférons ne pas accepter une situation : la désignation arbitraire de coupables. Il semble important de cheminer vers une « responsabilité autonome ». Nos choix sont bien le résultat de processus complexes, ils ne trouvent pas leur origine chez un autre humain ou un groupe d’humains particuliers. Nous devons assumer par nous-mêmes d’être traversés par des forces sur lesquelles nous n’avons pas de prise. Accepter, finalement, d’être le seul porteur de ses propres contradictions et ainsi retrouver le commun, tous les humains devant toujours se confronter à leurs contradictions.