Chemillier-Gendreau : pour une démocratie à l’échelle du monde

Francesco Pigozzo et Daniela Martinelli ont posé les questions suivantes à Monique Chemillier-Gendreau : nous publions ici ses réponses dans l’original français. Lisez ici la traduction italienne, introduite et commentée par les intervieweurs, qui a été publiée par Rinnovabili.it.

Quelles connexions et quelles contradictions envisagez-vous dans votre vie concrète entre ce qui vous occupe en tant qu’individu (travail, recherches, passions, obsessions…) et ce qui vous préoccupe en tant que membre de plusieurs collectivités humaines à plusieurs échelles, du local au global?

Les connexions entre mon travail, notamment de recherche et ce qui me préoccupe en tant que citoyenne (de France, d’Europe et du monde), sont étroites, dans la mesure où je travaille sur la société internationale et son droit et sur la théorie de l’État en rapport avec la démocratie. Pour ce qui est de la société internationale, les risques de conflits y sont actuellement très élevés, notamment dans certaines parties du monde, les industries d’armements sont florissantes et les mécanismes de sécurité collective ont montré leur inefficacité ; les menaces sur l’environnement sont plus importantes que jamais et les réponses collectives notoirement insuffisantes. Quant aux sociétés nationales, les discours sur les bienfaits de la démocratie qui fleurissent partout, font partie de la rhétorique des responsables politiques, mais la démocratie est bafouée dans un très grand nombre de pays. Et là où elle est apparemment réalisée, c’est sous la forme de la démocratie représentative, seule modalité de la démocratie qui ait été généralisée à un grand nombre d’États dans le monde. Mais une observation attentive en montre les limites dans un système économique et médiatique international marqué par la loi du profit et par une concurrence extrême entre les différents acteurs.

Les contradictions entre ma vie concrète et mes préoccupations sont banales : elles opposent des habitudes de consommation difficiles à perdre à des objectifs de respect de la planète qui sont pourtant impératifs. Elles viennent aussi de la difficulté à mettre en application dans la vie de tous les jours l’acceptation des différences de cultures, de croyances, de comportements, alors même que la nécessité de cette acceptation s’impose intellectuellement et qu’elle est la condition indispensable d’une réelle démocratie.

“Si tout le monde agissait ainsi, personne ne pourrait agir ainsi“. “Si nous continuons à agir ainsi, bientôt nous ne pourrons plus agir ainsi”. Quelles réalités ces deux phrases vous évoquent-elles ?

Les deux phrases sont porteuses de la même conclusion : nous ne pouvons pas mener nos comportements égoïstement comme si nous étions seuls sur terre. Les conséquences inévitables de ces comportements nous amèneront rapidement à une impasse.

Pour prendre des exemples : si tout le monde pratiquait le braconnage des espèces menacées, leur extinction rapide, ferait en sorte que plus personne ne pourrait braconner faute d’animaux à capturer ; ou si nous continuons à dévorer de l’énergie, nous ne pourrons bientôt plus le faire parce que les sources d’énergie non renouvelables seront épuisées et que les énergies renouvelables ne sont pas illimitées.

Dans les deux cas, ce qui est mis en lumière, c’est la nécessaire solidarité entre les humains et pas seulement au sein d’une société nationale, mais entre toutes les sociétés du monde. La pandémie en cours en est un excellent exemple. Nous, habitants des pays riches, avons profité de campagnes vaccinales précoces et larges. Mais nous n’avons pas été capables de dégager les financements permettant aux pays pauvres de vacciner dans les mêmes proportions, ni d’imposer une réforme des brevets permettant cette large vaccination. Nous ne soupçonnions pas que dans ces pays (dont les habitants communiquent, quelles que soient les restrictions, avec nos sociétés) le virus développerait des variants qui nous reviendraient en boomerang.

Ce que ces aphorismes mettent en valeur, c’est la question de la limite, donc de la liberté. Si nous pensons que notre liberté est illimitée, alors les évènements nous servent de rappel à l’ordre. Encore faut-il le comprendre. La liberté de chacun doit être pensée dans son rapport de compatibilité avec la liberté des autres.

Les problèmes de la “durabilité” écologique, économique, sociale et culturelle de la civilisation humaine deviennent enfin visibles à toutes et tous – pourtant, on retarde et on embrouille encore la prise de décisions collectives conséquentes à accomplir : n’est-ce peut-être pas que l’organisation politico-institutionnelle humaine elle-même n’est pas durable ?

Cette question amène à une réflexion salutaire sur la relation entre l’orbite sur laquelle est engagée notre civilisation et l’organisation politico-institutionnelle qui domine le monde actuellement. Il n’est plus contesté que la voie que suit notre société post-industrielle la mène et sans doute de manière désormais accélérée à sa destruction. L’exemple de la crise énergétique nous montre l’impasse dans laquelle nous sommes engagés. Loin de restreindre nos besoins, nous allons vers de nouveaux abimes de consommation avec le développement considérable de l’informatique, que ce soit dans les Data Centers, les dépôts d’Amazon ou les fermes de Bitcoins. L’humanité est face à ce dilemme : persister dans cette voie avec seulement quelques accommodements mineurs, ou changer radicalement de route.

Mais le changement de route n’est pas possible avec l’organisation politique actuelle du monde laquelle s’est construite sur un paradigme qui est aujourd’hui en échec. Ce paradigme est celui qui a émergé au début du capitalisme moderne, au XVè siècle avec l’État nation, structure politique ambivalente dotée de la souveraineté, assurant en apparence l’indépendance du peuple concerné, mais permettant en réalité aux forces du capitalisme de se déployer dans les cadres juridiques stables mis en place par les États. Ce système a conduit aux deux guerres mondiales du XXè siècle. La création des Nations Unies en 1945 a  laissé croire à un changement avec la Déclaration universelle des droits de l’homme d’une part, et le mécanisme de sécurité collective de l’autre. Mais les résultats sont faibles et décevants. Car en garantissant en même temps la souveraineté des États, les Nations Unies ont maintenu un obstacle à l’émergence d’un droit commun à l’humanité qui aurait valeur contraignante

Car, pour donner au monde quelques chances d’éviter une catastrophe majeure, que ce soit par la multiplication et l’aggravation des conflits militaires, ou pas la destruction de l’habitabilité de la planète, ou encore par la multiplication et l’aggravation de pandémies inédites, il nous faut en effet des normes dont l’objectif soit à la fois la préservation du bien commun en tant que principe de vie et la protection des biens communs, ces biens qui servent à la réalisation d’une vie juste et bonne pour tous. Ces normes définies à un échelon mondial doivent s’imposer y compris aux États, à tous les États.

Il nous faut aussi la généralisation d’un principe démocratique régénéré et valable aussi bien dans les sociétés internes que dans la société internationale, de manière à assurer à tous une véritable liberté.

L’organisation politico-institutionnelle humaine ne permet pas la réalisation de ces objectifs.

Dans les sociétés internes, la démocratie est réduite à quelques mécanismes constitutionnels qui ne sont pas de nature à assurer le principe fondamental de la démocratie, lequel est la garantie de la diversité au sein de la société.

Au niveau international, les institutions communes issues du système des Nations Unies sont très insuffisantes. Le maintien de la paix qui est pourtant l’objectif principal, est en échec en raison du désaccord des membres permanents. L’action des Institutions internationales dans les domaines humanitaire, social, culturel ne sont pas négligeables, mais sont toutefois inadaptées à l’ampleur des besoins.

Notre tâche est d’ouvrir au sein de toutes les sociétés une réflexion sur les deux objectifs qui n’ont pas été réalisés jusqu’ici, celui de la démocratie tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale et celui de la paix (qui ne saurait se réduire à l’absence de guerre). Ce travail de réflexion mené par tous de manière approfondie est le préalable indispensable à un renouveau institutionnel de nature à permettre les prises de décision qui s’imposent ainsi que le contrôle de leur application.

SVP aidez-nous, en réfléchissant à votre expérience, à construire une réponse collective à la question suivante : que est-ce qu’il faut absolument qu’un être humain sache et apprenne à faire aujourd’hui?

La chose la plus difficile dans la vie, et cependant la plus importante, est le respect de l’autre, de tous les autres dans leur immense diversité.

Un être humain doit apprendre à vivre sa liberté, non comme la réalisation égoïste de ses désirs personnels, mais comme la définition de sa place dans une communauté solidaire et responsable.